«A Table !»

Caméra-stylo, programme n°62 |

Si Louis Lumière avait fait œuvre de pionnier en filmant en 1895 Le déjeuner de Bébé, le cinéma a toutefois considéré pendant longtemps la «mangeaille» comme un simple élément de décor ou un moyen précieux pour faire avancer l’«histoire». Certes, les génies du Burlesque ont souvent joliment joué avec la nourriture, Chaplin surtout — les saucisses dans Une vie de chien (1918), la faim et ses effets hallucinatoires dans La ruée vers l’or (1925) ou la terrible machine à alimenter l’ouvrier des Temps modernes (1936) — mais le thème de l’alimentation, des problèmes de nutrition, demeurait toujours à l’arrière-plan, un brin tabou.

Au tournant des années septante, excès de la société de consommation obligent, quelques cinéastes se sont alors risqués à traiter le sujet de manière plus frontale — comme si la crise morale affectant l’Occident «repu de richesses» se reflétait de manière exemplaire dans les comportements ambigus que nous affichons parfois face à la nourriture — boulimie, anorexie, fétichisme, pulsions irrépressibles, etc..

Amer, aigre-doux, salé, sucré

Les films retenus par Passion Cinéma, entre rires et larmes, témoignent de la montée en puissance de ce type de préoccupations. Il y a bientôt trente ans, Claude Chabrol (le stupéfiant «Boucher», 1970) et Marco Ferreri (et son admirable «Grande Bouffe», 1973) ruaient dans les brancards et prenaient la «bouffetance» à témoin de notre tranquille monstruosité. Avec «Delicatessen» (1991), le tandem Jeunet / Caro reprennent le flambeau, en accentuant le trait, comme si, loin de nous reprendre, nous étions encore allés trop loin dans la «bouffonnerie» alimentaire. Plus discrètement, «Beignets de tomates vertes» (1992) de Jon Avnet relie désordre amoureux, frustration et boulimie.

Très différents dans leurs approches, le Taiwanais Ang Lee («Salé, sucré», 1994) et les Américains Tucci et Campbell (le méconnu «Big Night») distinguent dans le cérémonial de la préparation et de la prise du repas une mise à nue révélatrice de notre pauvre humanité. Sous d’autres latitudes, le Mexicain Alfonso Arau prête à la nourriture un pouvoir magique, à l’exemple de l’écrivain Garcia Márquez («Les Epices de la passion», 1991). Enfin, l’Indien Ritwik Ghatak (l’un des plus grands cinéastes qui soit) nous rappelle à l’essentiel avec son sublime «La rivière Titash» (1973).

Vincent Adatte