«Dernières lignes de fuite»

Caméra-stylo, programme n°146 |

Invention scientifique «dévoyée par les forains et les prestidigitateurs», le cinéma balbutiant a suscité pendant plus de vingt ans le mépris des élites. Dès 1911, Riccioto Canudo, un essayiste italien installé en France et ami d’Apollinaire, a brisé cet ostracisme en rédigeant un essai provocant où il considère le cinéma comme la synthèse aboutie des arts de l’espace (architecture, peinture et sculpture) et de ceux du temps (musique et danse). En 1919, il a poussé encore plus loin sa réflexion en forgeant le terme audacieux de septième art, le cinéma étant postérieur aux six autres (poésie comprise). Bien que Canudo ait rompu cette lance pour le cinéma près de quatre ans après la sortie de «Naissance d’une Nation» de David Wark Griffith, sa proposition a fait scandale, ce qui donne une idée de la résistance du milieu intellectuel de l’époque. Considéré comme le premier chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma, le film de Griffith avait pourtant noué de façon imparable l’espace et le temps, par le biais d’une course-poursuite qui montre tour à tour poursuivants et poursuivis, façonnant du même coup la formule toujours actuelle du suspense!

La hantise de l’espace

Vu d’aujourd’hui, ce débat peut faire sourire. Dans l’intervalle, des cinéastes parmi les plus prestigieux ont en effet creusé le rapport entre le temps et l’espace de façon vertigineuse. De manière générale, l’espace a constitué la hantise du cinéma antérieur au numérique. A Hollywood, cela a entraîné la création d’un genre cinématographique à part entière, le western, magnifiant l’espace dans l’espoir que le peuple américain l’identifie comme le signe de sa propre puissance. Montrer l’espace sans sacrifier l’action, tel a dès lors été le dilemme des grands réalisateurs de westerns. Versant cinéma d’auteur, la question ne s’est pas du tout posée dans les mêmes termes. Peu soucieux de rentabilité, certains cinéastes comme Tarkovski ou Angelopoulos ont pu faire de l’espace une véritable question d’éthique, flirtant même avec l’utopie radicale du film en temps réel, pourtant suicidaire sur le plan commercial. C’est l’avènement du plan-séquence, qui, par sa durée, est à même de révéler l’espace. Avec leur action raréfiée, l’exil, l’errance, la balade, le voyage sont les thèmes qui conviennent le mieux à ce type de cinéma contemplatif. Aujourd’hui, les tenants de l’immanence cinématographique, comme Béla Tarr, Pedro Costa ou Sharunas Bartas peinent toutefois à trouver des financements pour leurs films jugés «trop lents».

La gomme du numérique

C’est que la donne a changé. L’apparition des effets spéciaux numériques (images de synthèse) a bouleversé les modes de production. L’espace ne dicte plus ses contraintes aux réalisateurs. La conséquence la plus importante est qu’il n’est plus à découvrir. En phase avec le phénomène de mondialisation, cette disparition de l’espace en tant que réalité contraignante a exacerbé le désir d’ubiquité des cinéastes. De façon révélatrice, elle a même contaminé le documentaire, pourtant la place forte du réalisme cinématographique. En témoignent des œuvres comme «Un Jour sur Terre» ou «Les Animaux amoureux» qui, en virevoltant d’un continent à l’autre sans aucune considération pour l’espace «visité», infirment leur plaidoyer pour la diversité.

Vincent Adatte