«Voire plus si entente»

Caméra-stylo, programme n°145 |


C’est sans doute une légende, mais elle témoigne assurément d’un état d’esprit révélateur. Convoqués dans le bureau de Louis B. Mayer, ponte de la Metro-Goldwyn-Mayer, les scénaristes du film de propagande «Trente secondes sur Tokyo» (1944) se firent vertement tancer par ce vieux nabab qui leur reprocha d’avoir oublié l’ingrédient essentiel à toute production MGM… Sans trop d’état d’âme, les «scribouillards» s’exécutèrent et firent monter fissa une fiancée affriolante sur le porte-avion qui cinglait vers la mer du Japon, avec, à bord, vingt-quatre équipages de bombardiers fort virils! Encore plus plébéien, le producteur Jack Warner aimait répéter à la bleusaille qui venait en tremblant lui remettre ses scripts qu’un bon film: «c’est d’abord une histoire d’amour, puis une histoire d’amour et encore une histoire d’amour». Vraies ou fausses, ces anecdotes prouvent à tout le moins que le condominium hollywoodien était avant tout une industrie du sentiment, certes fabriqué à la chaîne et selon un gabarit très orienté idéologiquement, puisqu’il prônait la plupart du temps le sacrifice de la femme!

Déshabillage de l’âme et des corps

Dans cet esprit, le titre du cycle de Passion Cinéma est à prendre à la lettre, en tout cas homophone. La dramaturgie de la relation amoureuse permet en effet de «voir plus», qu’il s’agisse du déshabillage de l’âme et (surtout) des corps (qui n’eut certes pas lieu sur le porte-avion de «Trente secondes sur Tokyo»). Elle ouvre des horizons incommensurables, ce que savent bien les auteurs de séries télé qui en usent et en abusent. Très vite, les vrais auteurs de films ont tenté de faire advenir sur la pellicule le mystérieux précipité qui résulte de la rencontre entre deux êtres humains. Il revient au grand Charlie Chaplin d’avoir été l’un des premiers à avoir réussi à faire apparaître sur un écran de cinéma ce dépôt tellement subtil. Jusque-là, la femme en proie à la passion était encore marquée au fer rouge, telle la pauvre Edith dans le célèbre «Forfaiture» (1915) de Cecil B. DeMille. Avec «L’opinion publique» (1915), son seul film vraiment sérieux (où il ne joue pas), Chaplin a montré une autre voie, un brin plus allusive, pour décrire l’alchimie des sentiments, accordant les mouvements du désir à ceux de la caméra. Las, le public qui s’attendait à voir Charlot marcher en canard, manifesta son incompréhension et le petit homme rendossa vite fait son costume de vagabond!

Rendre visible le sentiment

L’arrivée du cinéma parlant et ses déclarations d’amour empesées ont, pendant un certain temps, mis sous le boisseau ce genre d’expérience cinématographique très risquée, qui tente de rendre visibles les mouvements du cœur. Pour notre plus grande chance, une pléiade de cinéastes ont repris clandestinement leurs expérimentations sur le sentiment… En témoignent les six œuvres actuelles présentées dans le cadre ce cycle qui, nous l’espérons, permettra d’en voir et d’en entendre encore plus, au sens non pornographique de l’expression! Comme on pourra le constater, leurs propos s’inscrivent parfois bien au-delà du simple discours amoureux, dans un no man’s land complexe où la sensation de peur le dispute à l’ambiguïté du désir.

Vincent Adatte