«L’éternel féminin»

Caméra-stylo, programme n°144 |

Certes cela ne saurait durer, mais le cinéma se décline encore majoritairement au masculin. Or, tous les films ou presque comportent des personnages féminins. Ceux-ci sont donc le fait d’un regard d’homme. Grâce à l’immédiateté et l’apparente objectivité du spectacle cinématographique, ce lieu commun est pourtant très vite oublié. Sans exagérer, en regard de la différence des sexes, le tout-venant de la production pourrait très bien être considéré comme un gigantesque documentaire sur la manière dont les hommes regardent les femmes. Condescendance, dédain, admiration, mépris, désir, effroi… Au gré de l’Histoire du cinéma, cette vision masculine de l’éternel féminin a bien évidemment évolué. Les vues des Lumière constituent d’excellents témoignages sur la condition féminine du début du vingtième siècle. Filmées en août 1895 à la sortie des usines appartenant aux inventeurs du cinématographe, les ouvrières ont été vite reléguées au rang de figurantes. Mieux valait exhiber les femmes de la bourgeoisie dans leur oisiveté souriante! Père fondateur de la fiction, Georges Méliès a, quant à lui, parsemé ses «fantaisies» de danseuses légères levant la jambe, guère plus.

La maman et la putain

Quittant les tentes foraines, le cinéma s’est fait peu à peu raconteur de grandes et belles histoires édifiantes, gagnant alors à sa cause le public bourgeois très peu séduit jusque-là par son réalisme plébéien. Emprunté à la littérature, le mélodrame a alors permis de perpétuer dans tous les pays du monde le modèle de la femme soumise, encaissant de la manière la plus admirable les coups du sort, sans la moindre plainte. Dès 1914, Hollywood a mis en place avec Pearl White le star-système et son redoutable dispositif qui fait de la femme un pur objet érotique sublimé par de savants éclairages. A l’ère du Muet, peu de réalisateurs ont tenté de battre en brèche l’alternative «pute ou soumise». Quelques-uns s’y sont essayés cependant, notamment Charlie Chaplin avec «L’Opinion publique» (1923), film sérieux sans Charlot, mais dont la protagoniste participe d’une étonnante modernité. Autre exception de taille, «Loulou» (1929) de Georg Wilhelm Pabst, d’après deux pièces de Franz Wedekind. Joué par Louise Brooks, le personnage de Loulou incarne la révolte sans compromis contre la société. Féministe avant la lettre, il a survécu à toutes les interprétations… masculines!

Doublage fantasmatique

A l’avènement du Parlant, l’affaire s’est un peu corsée. Il a fallu douer les femmes de la parole. Ce complément a compliqué un brin le jeu du star-système basé sur un pur voyeurisme. Mâles pour la plupart, les dialoguistes se sont échinés à faire perdurer l’illusion en accolant aux images les mots que voulait entendre le public masculin. Après-guerre, ce «doublage» fantasmatique a de moins en moins bien passé la rampe, émancipation des femmes oblige! Des cinéastes hollywoodiens homosexuels comme Howard Hawks ou George Cukor ont brouillé les cartes en pratiquant l’art subversif de l’inversion, prêtant avec malice des traits typiquement masculins à leurs héroïnes. Irrésistibles, les nouvelles vagues ont pris le relais. «Une femme est une femme», pour reprendre le titre du film de Jean-Luc Godard (1961), tel a été le mot d’ordre. L’éternel féminin s’est fait alors heureusement plus complexe…

Vincent Adatte