«Le travail, c’est la santé?»

Caméra-stylo, programme n°103 |

Pour pouvoir répondre à cette question banale par le biais du cinéma (bien que, de nos jours, ce genre d’interrogation tienne presque du crime de “lèse-respectabilité”), il faut au moins quelques images… Le premier film jamais tourné de l’histoire du cinéma montre à Lyon la sortie des ouvriers et des ouvrières des usines appartenant aux frères Lumière – le fameux “Sortie des Usines Lumière” (août 1895) qui fut soigneusement dirigé et mis en scène par les inventeurs du Cinématographe (plusieurs versions différentes retrouvées en témoignent). Mais il est difficile de juger en scrutant ces images tremblotantes et crayeuses du réel état de bonheur de ces travailleurs et travailleuses qui, sans le savoir, entraient dans la postérité – d’autant plus qu’il faisait soleil ce jour-là! Las, après cette entrée en matière, des plus prometteuses pour notre débat, le cinéma, tant que possible, a fui les usines et, subséquemment, le monde du travail. Cette absence, quasiment généralisée, induirait-elle déjà que “le travail, non, ce n’est vraiment pas la santé”, que les images auraient été bien trop évidentes, à moins de les faire mentir – certains s’y essayeront (à l’Ouest comme à l’Est), mais le public (forcément très spécialiste en la matière) ne sera vraiment jamais dupe!

Métro, boulot, cinéma, dodo

Comme toujours, à bien y regarder, les choses apparaissent comme un peu plus complexes… De la part d’Hollywood, une telle absence est logique. Montrer les gens au travail semblait (et semble toujours) pour le moins contradictoire aux yeux des décideurs de l’industrie du rêve, qui, justement, avaient pour mission “sacrée” de faire oublier à des millions de spectateurs leur condition souvent très laborieuse – le cinéma n’eût-il pas existé que la dictature du prolétariat l’aurait peut-être universellement emporté, en lieu et place de Ben Hur, Tarzan ou Robin des Bois… La donne a un peu changé après la seconde guerre mondiale et sa litanie d’images de propagande (qui ont jeté un discrédit salvateur sur le pouvoir attribué au cinéma de dire le vrai). Nombre de jeunes cinéastes issus de l’“internationale” des Nouvelles Vagues se sont alors efforcés de reprendre le problème à zéro: comment filmer le travail? Comment révéler son scandale ou fonder sa légitimité, sans en faire un spectacle (au sens hollywoodien du terme)? Si possible en échappant à la quadrature du cercle: éviter d’être “emmerdant” en montrant des gens qui font un boulot “emmerdant”… D’où la tentation continuelle d’en faire envers et contre tout une épopée (comme les cinéastes soviétiques d’antan) ou, à tout le moins, un événement (tentation à laquelle n’ont pas résisté maints cinéastes dits de gauche).

Ne pas travailler, c’est la santé?

Dans tous les cas, de nos jours, “ne pas travailler, ce n’est pas non plus la santé”. Exercer une profession lucrative en feignant l’enthousiasme le plus débordant semble être devenu une obligation. Vouloir échapper à cette malédiction tient de la folie à plein temps (comme le montre “L’emploi du temps” de Laurent Cantet) ou de la provocation comique… Dans ce dernier registre, le Géorgien Otar Iosseliani (qui avait fui en son temps un modèle utilitariste qui, depuis, semble nous avoir tous rattrapés) tient beaucoup à en rire! Présenté en grande première suisse, son merveilleux “Lundi matin” tient du chef-d’œuvre en péril.

Vincent Adatte