«Le retour de Monsieur Tati»

Caméra-stylo, programme n°108 |

Un trop grand bourgeois

Né le 9 octobre 1908 au Pecq, près de Saint-Germain en Laye, dans une famille bourgeoise aux origines russes, hollandaises et françaises, Jacques Tatischeff dit Tati est d’abord mauvais élève, puis apprenti dans la fabrique de cadres de son père. Grande gicle de près de deux mètres, peu à l’aise dans son corps, Jacques aime faire le pitre pour ses camarades de classe; à l’armée, il divertit la troupe et se découvre un avenir: à vingt ans, il monte à Paris et entame une carrière de (panto)mime au music-hall. Sa spécialité: l’observation et la reproduction du monde, et plus particulièrement le sport, où il excelle, notamment le rugby, le tennis, la boxe et l’équitation.
“Cet artiste stupéfiant a inventé quelque chose (…) qui participe de la danse, du sport, de la satire et du tableau vivant… Sa force de suggestion est celle des plus grands artistes.” Ces lignes sont signées Colette qui venait de découvrir Tati dans une revue. Alternant sa carrière sur la scène avec des courts-métrages qu’il ne fait qu’interpréter, Tati se retrouve après la guerre acteur, dans un petit rôle de soldat, en arrière-plan du “Diable au corps” de Claude Autant-Lara. Après “L’école des facteurs” (1947), dont il assure pour la première fois la réalisation, il passe au long-métrage. Ce sera “Jour de fête”, réalisé dans la foulée.

Le mur du son

Tati est l’un des premiers cinéastes français à renoncer au confort du studio. Il installe sa caméra dans la France profonde, faisant appel aux villageois pour faire de la figuration. On retrouve à l’écran sa qualité de mime ou d’acrobate, capable d’utiliser son vélo comme un cheval d’arçon. Mais “Jour de fête” signe vraiment la naissance d’un cinéaste. Il y met déjà en œuvre ses premières idées sur le gag sonore, cette interaction et ce décalage entre le geste et le son. Cet homme venu du silence devient vite, en effet, un maître du cinéma sonore. Et ce malin détour du destin qui l’a fait naître comique et muet va miner toute sa carrière. Malgré le succès inattendu de “Jour de fête”, ses films suivants (“Les vacances de Monsieur Hulot” en 1953, “Mon Oncle” en 1958) devront toujours supporter la méfiance des producteurs, distributeurs et critiques qui ne comprennent guère ses innovations.
Quand, en 1967, sort “Playtime”, son quatrième long-métrage et son chef d’œuvre, il est éreinté par la presse. Résultat, le film est un échec commercial dont Tati ne se relèvera que très difficilement, notamment grâce à l’estime radicale de quelques-uns, dont François Truffaut. A raison, car dans “Playtime” Tati fait exploser les structures narratives traditionnelles en élaborant un espace filmique silencieux, tout en strates, en hauteur et profondeur, où se superposent les actions et les sons. Révélateur des minuscules incohérences de la machine “civilisation”, Hulot déambule à travers le gigantisme carcéral du paysage urbain, provoquant de légers décalages auditifs qui permettent alors à Tati, en “off”, de nous offrir son ironie amère sur un univers qui s’autodétruit en toute inconscience.

Tati, chef!

Le 4 novembre 1982, Monsieur Hulot parachevait sa disparition inéluctable. Deux jours après, le très regretté Serge Daney lui rendit un magnifique hommage dans les colonnes de Libération. Extraits: (…) «Jacques Tatischeff, dit Tati a inventé le son moderne au cinéma. Comme on dit dans ces cas-là: tous lui devront tout. Il l’a fait en suivant son génie comique, en faisant rire. Il ne lui suffisait pas d’être un clown génial, de savoir mimer le tennis, le trafic automobile ou l’angoisse du gardien de but au moment du penalty, il fallait qu’il fasse d’un film une création entière. Un auteur, si le mot a un sens. Tout le monde se souvient d’un bruit de porte dans «Les vacances de Monsieur Hulot», d’un insecte dans «Jour de fête», d’une balle de ping-pong qui double des bruits de pas dans «Playtime». Il n’avait pas besoin de décomposer le film en pénibles étapes (scénario, dialogues, mise en scène, musique), tout lui venait en une fois. Et après, il se mettait au travail. Seul, depuis Buster Keaton, Tati a réussi à faire rire le plus grand nombre au spectacle des choses en train de se «décomposer». L’analyse comme produit d’une furieuse synthèse.

Né entre «Mon Oncle» et «Playtime»

Il avait pour cela besoin de l’intelligence du public, comme un trapéziste a besoin d’un filet. Car il ne racontait pas vraiment des histoires, il lançait des coups de sonde d’ethnologue rigolard dans la société française, la seule qui l’intéressait, parce qu’il en faisait tellement partie, la voyant comme une tribu sympathique, mais en perpétuel devenir. Un moment, au lieu de gérer l’image d’un Hulot devenu pépère, il abandonne son double, en fait une citation vivante, le patron discret d’un petit monde, l’observateur le mieux placé dans ses métamorphoses. Car ses attaques contre le monde moderne et le conservatisme étroit de ses propos ne doivent pas masquer le fait que ce monde moderne, il l’a filmé mieux que n’importe qui. Mieux: il l’a, en partie, inventé. Un grand «designer». Chaque génération de petits Français depuis la guerre a grandi entre deux métamorphoses de Tati. Au lieu de dire bêtement, je suis né telle année, on devrait dire: je suis né entre «Jour de fête» et «Les vacances de Monsieur Hulot», entre «Les vacances de Monsieur Hulot» et «Mon oncle», entre «Mon oncle» et «Playtime». Après «Playtime». Lui, de toute façon, était seul.»

Frédéric Maire