«La mort dans l’âme»

Caméra-stylo, programme n°118 |

Ouvrez un bon et brave dictionnaire du cinéma, de ceux qui se sont risqués à se coltiner les films du patrimoine universel par ordre alphabétique. Feuilletez jusqu’à la lettre M. Vous serez alors sans doute tout ébaubi de constater combien sont nombreux les titres qui accolent sans autre forme de procès le mot fatidique à un être vivant comme vous et moi… «La mort d’un bûcheron», «La mort d’un commis-voyageur», «La mort d’un cycliste», «La mort d’un maître de thé», «La mort d’un mathématicien napolitain», «La mort d’un pourri», «La mort d’un prof», j’en passe et des meilleurs! Cette litanie, qui recèle bons et mauvais films, démontre que le cinéma n’a jamais craint de délivrer l’extrême-onction, qu’il s’en est fait même une spécialité. Entre nous, cette tendance ne date pas d’hier. Dès ses débuts, le Septième Art a dû répondre à la demande du public qui avait acquis son billet pour se payer ce luxe inouï de voir la mort en face sans risquer d’en mourir. Après le succès retentissant de «L’assassinat du Duc de Guise» (1908), l’on réclame de l’acteur qu’il sache «aussi» faire correctement le mort.

La mort au travail

Total, le cinéma constitue un véritable cimetière, jonché de milliers et de milliers de faux cadavres qui ont fait la joie ou le désespoir d’une armée de maquilleuses. Cette fascination trouble pour le spectacle de la mort au travail n’a rien de mystérieux, ni de scandaleux Elle traduit simplement notre désir angoissé d’apprivoiser cette étape obligée de l’existence, sans doute dans le dessein, naïf, d’en rendre le caractère inéluctable un peu plus supportable. Il faut bien mourir un jour… Dans la salle obscure, le spectateur se fait en nécromancien, effectue en douce une sorte d’exercice préparatoire en vivant par procuration l’évènement impossible de la fin. C’est sans doute Wim Wenders qui est allé le plus loin dans ce genre d’expérience «interdite» en filmant, à sa demande, l’agonie du cinéaste américain Nicholas Ray («Nick’s Movie / Lightning Over Water», 1980). Ce petit jeu (qui peut valoir son pesant d’émotion) n’est pas sans danger. A quand l’ignominie dont nous a averti Bertrand Tavernier dans «La mort en direct» (1980) où le trépas du simple pékin donne matière à une émission à succès? Cela ne saurait tarder, en regard du degré d’avilissement record atteint par la soi-disant télé-réalité!

Réapprendre à se détourner

Les cinq films cycle «La mort dans l’âme» ont été retenus dans l’espoir de nous faire reprendre un peu de distance et, donc, un peu de hauteur. Au jour d’aujourd’hui, face à l’obscénité de la communication «hyper-émotive», il importe de réapprendre à se détourner devant des images qui ne disent plus rien, à force de vouloir tout dire… Passion Cinéma a choisi des œuvres de cinéastes qui font cet effort admirable. Les Moretti, Finkiel, Bellocchio, Kiarostami, Kore-eda ont pour point commun de reprendre là où le lien a cassé, cédant sous le poids d’un trop-plein d’images-choc. Plutôt que de filmer la mort au travail, ils en cadrent le contre-champ oublié, autrement dit nous les vivants qui devons nous accommoder de l’inévitable.

Vincent Adatte