«Johnny Depp(isté)»

Caméra-stylo, programme 83 |

Hollywood oblige, la plupart des jeunes acteurs américains actuels — les certes talentueux Brad Pitt, Keanu Reeves ou Leonardo DiCaprio — suivent les directives de leurs agents qui leur conseillent des rôles correspondant presque toujours à l’image pourtant toute imaginaire que le public se fait de leur petite personne. C’est pourquoi, ils peinent à se renouveler et ne varient guère leur registre; ce faisant, ils créent un effet de «déjà-vu» qui, à la longue, va sans doute porter préjudice à leur carrière. Pour durer, un acteur se doit de jouer rapidement contre son image, à l’exemple d’un John Wayne qui, à l’âge de trente-neuf ans, n’hésita pas à écorner son image de jeune premier en incarnant un vieil éleveur, usé, ridé, boîteux, sale et ivre dans «La rivière rouge» (1946) de Howard Hawks.

Tendance jeune

Au jour d’aujourd’hui, la jeunesse est une valeur tyrannique, la seule qui compte vraiment sur le marché des acteurs à Hollywood. Et très rares sont les stars juvéniles qui osent contrer cette tendance qui s’évertue à les exhiber jeunes et belles… À coup sûr, Johnny Depp est de celles-là, s’évertuant film après film à brouiller, à casser le profil de «gueule d’ange», de «pin-up au masculin», que lui a conféré Dame Nature. Mais encore faut-il, pour cela, tomber sur de véritables cinéastes, des auteurs qui soient en mesure de relever ce défi «iconoclaste». Tim Burton, Jim Jarmusch, Terry Gilliam, John Waters ou Lasse Hallström font partie de cette caste rusée de casseurs d’icônes… Qu’ils s’en soient pris à celle de Depp — avec la bénédiction de ce dernier — n’a donc rien de vraiment surprenant!

Salut Iggy

Pour autant, Depp n’a pas été manipulé comme une vulgaire marionnette par ces «mauvais» génies du cinématographe — ou alors si peu! Les volte-face, les ruptures, les défis ont toujours été dans ses (bonnes) habitudes, comme en témoigne son enfance déjà particulièrement instable: né le 9 juin 1963, à Owensboro, dans le Kentucky, Johnny Christopher Depp est bringuebalé d’un déménagement à l’autre; cette précarité familiale, avivée semble-t-il par la hantise du chômage, connaît son apogée avec un divorce prononcé alors que Depp va sur ses quinze ans. Mauvais élève, il passe tout son temps libre enfermé dans sa chambre à gratouiller sa guitare… Dans un premier temps, Depp songe à devenir une «rock star»; après avoir fondé son propre groupe («The Kids»), il connaît sa petite heure de gloire en jouant les «premières parties» des concerts du très sulfureux Iggy Pop — qu’il (re)croisera sur les plateaux de cinéma à deux reprises — «Cry-Baby» et «Dead Man».

Dans les griffes de Freddy

Suite à une rencontre avec Nicolas Cage, Depp abandonne la musique pour embrasser la carrière d’acteur; il fait une première apparition ensanglantée dans «Les griffes de la nuit» (1984), le temps de se faire trucider par l’ignoble Freddy Kruger. Tombant entre les mains de piètres réalisateurs, Depp est alors exploité pour sa «jolie gueule» — à l’exception notable d’Oliver Stone qui lui offre un rôle secondaire marquant dans «Platoon» (1986). Enrôlé dans la série télévisée «21 Jump Street» durant trois ans (1987-1990), où il interprète le jeune officier de police Tom Hanson, Depp acquiert certes la célébrité médiatique, mais s’embourbe dans son image d’acteur pour midinettes pâmées… De son plein gré, il va alors s’efforcer de faire oublier ce registre bien trop restrictif en acceptant des rôles nettement plus complexes où la part d’ombre estompe son profil de jeune homme sage et bien propre sur lui…

L’autre Depp

Les grands «auteurs» qui vont s’appliquer à brouiller son image, bien loin de lui proposer de véritables rôles de contre-emploi, tirent plutôt parti de son aspect angélique, innocent, mais en en révélant la face cachée, souvent peu enviable, voire même très dépressive — un envers troublant du personnage glamour «uniface» usiné à longueur de journées par le commun du cinéma américain actuel. Et quand Depp est tenté de passer derrière la caméra, le tableau prend une tonalité encore plus désespérée — «The Brave» (1997).

Vincent Adatte