«Coen & Coen»

Caméra-stylo, programme n°86 |

Les deux frères Coen travaillent en symbiose, à tel point qu’une légende tenace les prétend jumeaux. A force de donner des interviews, où ils se gardent bien de s’épancher, les Coen ont conçu, à ce qu’il paraît, un joli numéro de duettistes où l’un termine toujours la phrase commencée par l’autre — d’où peut-être l’origine de cette fausse rumeur.
De fait, Joel est l’aîné (46 ans), Ethan, le cadet (43 ans); nés tous deux à Minneapolis, au cœur du très agricole Minnesota, ils ont pour parents un économiste et une historienne d’art. Enfants, ils se créent un drôle de patrimoine cinématographique où Tarzan côtoie Jerry Lewis, Doris Day, Bob Hope. Très vite, ils réalisent avec leur caméra super-8 des «remakes» des films qui les ont marqués — dont une nouvelle version de «Tempête à Washington» (1962) d’Otto Preminger qu’ils n’ont pas vu, mais que l’un de leurs camarades leur a raconté dans le détail! Contrairement à la génération des cinéastes qui les précède, les Coen ne se sont guère frottés, durant leur jeunesse, au cinéma européen — qui, pour un Scorsese ou un Brian de Palma, a constitué la référence même!

La division du travail

Les études les séparent: Ethan suit des cours de philo à Princeton; Joel passe un diplôme de cinéma à l’Université de New York puis travaille comme monteur sur des films d’horreur à petit budget. Durant leur temps libre, les deux frères Coen se retrouvent pour écrire ensemble des scénarios qu’ils soumettent aux producteurs employant Joel comme monteur. En 1981, les Coen achèvent le script de «Blood Simple» qu’ils vont réaliser et produire par le biais d’un système de souscriptions efficace. Inséparables, ils décident toutefois de procéder à une division du travail qui, vingt ans et huit films plus tard, a encore cours: Ethan et Joel signent les scénarios, Joel met en scène, Ethan produit. Cette façon de procéder leur accorde une indépendance que les «majors» hollywoodiennes n’arriveront pas à entamer — habitant New York, les Coen font aujourd’hui toujours confiance à la petite société des frères Tim et Jim Pedas, Circle Films, alors que leurs films sont distribués par la «géante» Twentieth Century-Fox.

Éloge de la bêtise

Bâtissant à eux deux, à l’écart du système, un «little Hollywood», les Coen refont l’histoire du cinéma américain, avec, bien évidemment, un zeste de distance qui leur permet d’énoncer des vérités passionnantes sur ces images qui ont façonné notre «inconscient collectif». Le style Coen est à la fois le produit d’une lucidité narquoise qui toise les grands genres de l’histoire du cinéma et d’une volonté, très affirmée, d’expérimenter à tout crin — l’un des principes créateurs des Coen pourrait consister à «tout jeter en l’air et à voir comment ça retombe, et d’exploiter ensuite le résultat plutôt que de le prévoir». Cette démarche apparemment contradictoire est à l’origine du style, inimitable des Coen qui, par ailleurs, ont fait de la bêtise leur thème favori: leurs personnages sont souvent immobiles ou alors très statiques; allongés, assis, ils sont pour la plupart du temps en train de réfléchir… «faux»! Parce qu’ils croient pouvoir anticiper sur le cours des événements, alors que ceux-ci sont déjà passés — ce que rend très bien Joel Coen en opposant aux corps «stagnants» de ses acteurs une caméra virevoltante, virtuose, «toujours déjà plus loin»…

Vincent Adatte