«Buñuel l’insaisissable»

Caméra-stylo, programme n°113 |


À un brave journaliste qui délirait sur le sens à donner au «Charme discret de la bourgeoisie», Luis Buñuel (1900-1983) a fait la réponse suivante: «J’aurais eu honte de penser à cela en faisant le film». Il y a tout Buñuel dans cette subtile répartie, dans cette manière polie de botter en touche, au moment où on le somme de s’expliquer. Cultivant cet art salvateur de la dérobade, il a pu égarer tous ces interlocuteurs trop soucieux de le définir, soit en laissant dire (tout et son contraire), soit en se réfugiant derrière la pure contingence pour justifier tel ou tel enchaînement apparemment très surprenant de son œuvre. Ainsi, quand on lui demande d’éclairer la raison du passage abrupte de manifestes surréalistes comme «Un chien Andalou» (1928) et «L’âge d’or» (1930) au documentaire «Terre sans pain» (1932), il réplique qu’il a tourné ce film, qui semblait pourtant répondre à la plus impérieuse des nécessités sociales, grâce à l’argent gagné à la loterie par un ami très généreux… croisé par hasard dans un café de Madrid!

Ouvrir l’œil et le bon

Pour espérer tirer quelque chose de Buñuel, mieux vaut donc ne jamais se laisser aller à la tentation de la grande synthèse. Il n’y a pas d’échappatoire, il faut prendre les films un par un (ou alors sagement renoncer), s’y investir à chaque fois complètement et, surtout, ouvrir l’œil et le bon! Avant de proférer que «Terre sans pain» constitue l’essence même du film documentaire, mieux vaut distinguer la fumée (bien visible) du coup du feu qui fait chuter une chèvre, au moment même où le commentaire nous explique le plus sérieusement du monde qu’il arrive parfois qu’une chèvre tombe accidentellement d’un rocher. Comme l’a fort justement écrit Charles Tesson dans son livre consacré à Buñuel et paru aux Editions des Cahiers du Cinéma (Collection «Auteurs»), le réalisateur du «Fantôme de la liberté» (1974) n’aimait guère l’intentionnalité d’auteur et faisait tout pour contrer la sienne, «pour rester lui-même», se plaisait-il à préciser – d’où son habitude de ne rien expliquer aux acteurs (auxquels il ne communiquait jamais de scénario).

Au pied de la lettre

Dans les chef-d’œuvres de sa dernière période, Buñuel s’est fait un malin plaisir d’avoir le dernier mot sur ses commentateurs – «J’ai toujours été du côté de ceux qui cherchent la vérité, mais je les quitte, lorsqu’ils croient l’avoir trouvée.» Nous en demandons par avance pardon à Don Luis, mais les six films proposés par Passion Cinéma possèdent quelques traits communs. Ils ont tous été écrits avec la complicité du scénariste Jean-Claude Carrière et produits en France par Serge Silberman, à l’exception de «Belle de jour». On y retrouve aussi, peu ou prou, la même troupe d’acteurs formidables, tellement français qu’on les croirait échappés d’un tournage de Claude Sautet. Enfin, dernier point commun, sans doute le plus important, ces films sont dénués des saillies de mise en scène qui, jadis, avaient contribué à la gloire de leur auteur. Buñuel n’imagine plus rien du tout (comme il le dit lui-même), mais se satisfait de filmer les choses et les êtres «au pied de la lettre», avec une égale neutralité, se contentant d’élever les faits les plus incongrus au rang de pures banalités. Las, on n’a jamais fait plus subversif depuis!

Vincent Adatte