«Ave João César Monteiro!»

Caméra-stylo, programme n°128 |

«On ne peut savoir ce qu’un homme doit perdre pour avoir le courage de braver toutes les conventions, on ne peut savoir ce qu’il a perdu pour devenir l’homme qui s’est tout permis, qui a traduit en acte ses pensées les plus intimes avec une insolence surnaturelle comme le ferait un dieu de la connaissance à la fois libidineux et pur. Personne ne fut plus franc: cas limite de sincérité et de lucidité en même temps qu’exemple de ce que nous pourrions être si l’éducation et l’hypocrisie ne réfrénaient nos désirs et nos gestes.» Tirées du «Précis de décomposition» (1949) de l’écrivain Emil Michel Cioran, ces lignes s’appliquent à merveille à la personne du cinéaste João César Monteiro, même si elles concernent au premier chef le philosophe grec Diogène qui, dit-on, aurait eu pour demeure un tonneau. Né en 1939, mort en 2003, après avoir mis en scène ses propres funérailles dans son dernier film, ce cinéaste se disant «catholique athée» nous a laissé une œuvre cinématographique d’une importance telle qu’il serait vraiment irresponsable de la laisser tomber dans l’oubli.

Apprendre à être au monde

Palliant l’incurie frileuse des distributeurs helvètes, Passion Cinéma a décidé de faire connaître Monteiro en organisant la première rétrospective «suisse» de son œuvre indispensable pour qui veut raison garder. Il y a au moins cinq bonnes excuses de tenter de faire passionnément aimer ce créateur absolument déraisonnable, qui n’a eu de cesse de nous apprendre à être au monde et, surtout, à s’y tenir librement, sans déchoir. Premièrement, Monteiro a bataillé plus pour un art de vivre, que pour l’art tout court, animé par le dessein mélancolique de contrer l’uniformisation et le rétrécissement du monde voué à la communication instantanée, en reconfigurant l’univers au gré des désirs les plus mystérieux. En cela, l’auteur du «Dernier plongeon» a été un artiste politiquement vital. Deuxièmement, Monteiro est un véritable, un grand cinéaste, qui a notamment réussi la synthèse entre le plan large, «chaplinesque», qu’il faut habiter coûte que coûte, et l’art «buñuelien» du détail qui, faisant saillie, déstabilise au plus haut point le spectateur confit dans ses certitudes audiovisuelles.

Avoir un corps

Troisièmement, Monteiro, à l’instar de tous les génies du burlesque nous a fait don d’un vrai corps, absolument présent (et qui l’est resté jusqu’au bout malgré la maladie), mais en poussant son exhibition encore plus loin que ne l’ont fait un Buster Keaton, un Jacques Tati, un Nanni Moretti ou un Harry Langdon. Quatrièmement, le réalisateur de «Va et vient» a fait bruire dans ses films toute la culture du monde, par le biais d’un jeu vampirique de références qui associe les plus grandes figures, connues et méconnues, en un palimpseste amoureux à en donner le vertige – Beckett, Schubert, John Wayne, Jacques Brel, Robert Walser, Fernando Pessoa, Piero della Francesca, et tant d’autres. Cinquièmement, Monteiro nous lègue un traité d’«érotologie» fantastique qui élève la jouissance au rang du sacré, au-delà de toute pornographie. Ainsi, broyer lentement des fleurs entre les doigts peut suffire… Ave João César Monteiro, ceux qui vont voir tes films te saluent!

Vincent Adatte