«Au théâtre ce soir»

Caméra-stylo, programme n°95 |

Depuis toujours (ou presque), cinéma et théâtre entretiennent une drôle de relation qui constitue un concentré formidable — à lire les textes qui lui ont été consacrés — de polémiques ô combien fécondes! Bref, de tout ce qui caractérise d’ordinaire ce que l’on appelle pudiquement une mutuelle attraction. À quand remonte cette union orageuse? Une fois passé l’émerveillement primitif produit par le spectacle du quotidien documentaire des frères Lumière, un certain Georges Méliès, directeur et animateur du théâtre Robert Houdin dès 1881, a constitué le premier acte de mariage avec quelques films époustouflants — «Le manoir du diable» (1896), «L’hallucination de l’alchimiste» (1897), «Le voyage dans la Lune» (1903), etc. — qui allient machinerie de la scène et magie spécifique du cinéma (dont le fameux «truc à arrêt»).

Une union orageuse

Mais l’imagination créatrice de Méliès est vite supplantée par une marée de «tableaux vivants» promus par la société du Film d’Art: en plan fixe et de manière frontale, les vedettes de la scène viennent s’essayer à l’écran; hantés par un désir de respectabilité culturelle, les producteurs achètent alors les droits de tout ce qui ressemble de près ou de loin à une pièce de théâtre — de cette époque date l’expression négative de «théâtre filmé». Les acteurs et actrices de théâtre (dont Sarah Bernhardt en 1900) s’adonnent sans trop de gêne à une performance paradoxale qui les voit déclamer leurs tirades dans des films… muets! En réaction, des cinéastes du monde entier (en vrac: Griffith, Eisenstein, Delluc, Epstein, Dreyer, Murnau) prononcent alors un premier divorce et s’efforcent de dégager le cinéma de la pesante tutelle théâtrale. À la recherche, d’un cinéma pur, spécifique, ils ferment durablement la porte au théâtre. Bien évidemment, l’avènement du parlant change complètement la donne: pour nourrir ce véritable moulin à paroles qu’est devenu le cinéma, les producteurs se remettent naïvement à la chasse aux dramaturges, le «bon mot» exerce une tyrannie appauvrissante sur la mise en scène cinématographique — la télé vit un peu la même phase à l’heure actuelle!

Faire réfléchir le cinéma

Au jour d’aujourd’hui et grâce à l’attitude iconoclaste des «Nouvelles Vagues» qui ont déferlé un peu partout, les grands cinéastes ont décidé de «faire avec» ce couple infernal et indispensable. Exposé par Diderot dès 1773, le paradoxe du théâtre — qui fait ouvertement du vrai avec du faux — est bien trop précieux pour être abandonné sans autre; surtout que ce paradoxe mine tout autant le cinéma, mais de façon beaucoup plus «rampante»! C’est pourquoi maints cinéastes, classiques et modernes, jeunes et moins jeunes, connus ou anonymes, se rappellent à intervalles réguliers au bon souvenir du théâtre! Comme le montrent les films sélectionnés par Passion Cinéma («Esther Kahn» d’Arnaud Desplechin, «Hamlet« de Michael Almeyreda, «WerAngstWolf» de Clemens Klopfenstein, «Looking For Richard» d’Al Pacino, etc.), l’irruption du théâtre «dans» la scène cinématographique (parfois de manière très brut) constitue souvent l’un des moyens les plus sûrs de faire encore un peu réfléchir le cinéma.

Vincent Adatte