«A quoi pensent les films»

Caméra-stylo, programme n°138 |

«A quoi pensent les films»… Un titre qui tient de la boutade? Pas tant que ça. Pour preuve, nous l’avons emprunté à Michel Aumont, l’un des penseurs les plus affûtés dans le domaine de l’analyse de l’image. Bien entendu, sur un plan rationnel, un film ne pense pas. Le cas échéant, la plupart seraient de toute façon bien trop bêtes! N’empêche que tout cinéphile a fait un jour ou l’autre l’expérience troublante de ressentir presque objectivement le mouvement de la pensée au détour d’un plan ou d’un travelling ourdi par un grand cinéaste! La raison raisonnante déconstruit aisément cette hallucination: il est avéré qu’un réalisateur conscient de ses moyens – disons Hitchcock –
peut réussir à donner corps à une idée, substituer à l’enregistrement passif de la réalité sa propre vision du monde. Mais l’affaire se corse le jour où vous avez la chance d’assister au tournage d’un film d’auteur contemporain. Le cinéaste que vous découvrez alors à l’œuvre n’a rien d’un démiurge. C’est même tout le contraire! Il tâtonne sur le plateau comme un faux aveugle, essaie pour tenter de voir, trébuche ravi sur le moindre accident de terrain, se pâme devant l’incident tant espéré.

Retour d’immanence

Vous me direz que c’est la seule attitude tenable en regard du fascisme audiovisuel ambiant, qui a survécu à toutes les horreurs (même à Auschwitz). Ce vœu d’immanence redonne au cinéma sa vocation expérimentale, qui recouvre ainsi un peu d’innocence. Partant, il arrive que le film pense à la place du cinéaste, dépasse sa pensée, l’obligeant à l’humilité. Ce phénomène de dépossession explique pourquoi le malentendu qui règne entre philosophes et cinéastes s’est peut-être encore aggravé. Modernité culpabilisée du cinéma oblige, il est devenu impossible de faire entrer un film dans un discours philosophique pré-établi. Même un philosophe aussi génial que Gilles Deleuze, chantre inspiré de l’immanence, tombe parfois dans ce travers dans son essai sur le cinéma, dont la lecture reste toutefois indispensable.

Le piège conceptuel

Cet égarement vaut aussi parfois pour les cinéastes. Dans «Accattone» (1961), son premier film, Pier Paolo Pasolini, qui avouait alors ne rien connaître à la technique cinématographique, avait naïvement plaqué par-ci par-là des idées formelles sorties tout droit d’un manuel de sémiologie. Revues ici et maintenant, ces scènes détonnent complètement, surtout quand on les compare au reste du film où Pasolini s’est contenté de filmer l’acteur Franco Citti, avec le résultat prodigieux que l’on sait. Par la suite, l’auteur des «Oiseaux, petits et gros» (1966) s’est bien gardé de réitérer ce genre d’emprunt. Dans le même esprit, la vision des films situationnistes de Guy Debord, l’un des rares philosophes à s’être risqué à la réalisation, tient aujourd’hui un peu du pensum, même s’ils demeurent toujours un témoignage fascinant d’un moment clef de l’Histoire des idées. Ce décalage, certains l’attribuent à l’extrême jeunesse du cinéma, en regard du grand âge de la philosophie. Partant, la bonne attitude, une sorte de politesse inversée, consiste à partir des films pour en retirer de la munition. C’est ce qu’a fait de manière très probante le philosophe américain Stanley Cavell qui fera l’objet d’une conférence très attendue.

Vincent Adatte