«¡Arriba Almodóvar!»

Caméra-stylo, programme n°135 |

La griffe du cinéaste de «Parle avec elle» est reconnaissable entre toutes: couleurs saturées excessives, personnages féminins «bigger than life», fausses pubs tordantes, chansons sentimentales qui font mouche, familles décomposées recomposées d’un genre inédit, inversion des rôles sexuels (voire des attributs)… Ces éléments de reconnaissance restent pourtant assez secondaires, car, en vérité, la véritable marque d’auteur d’Almodóvar réside avant tout dans sa faculté proprement inouïe à faire monter les tours de la fiction pour atteindre des sommets d’émotion insoupçonnés! De fait, tout Almodóvar est là, dans ce mouvement d’exagération fabuleuse, qui, bien loin de déboucher sur la bête caricature, nous arrime à l’humanité la plus bouleversante!

Puissances du faux

Ce faisant, le réalisateur de «Tout sur ma mère» a complètement renouvelé, en l’exacerbant, l’un des grands principes des mélodrames hollywoodiens flamboyants des années cinquante, surtout ceux de Douglas Sirk: atteindre à la plus haute vérité des sentiments en multipliant les artifices de la fiction. Ce recours quasi obsessionnel aux puissances du faux explique pourquoi les premiers films d’Almodóvar ont reçu un accueil plutôt mitigé en France. Si une œuvre aussi essentielle que «La loi du désir» a subi une attaque en règle de la part de la critique française, c’est en partie à cause de l’héritage «puritain» du cartésianisme qui peine à penser que l’illusion peut être source de vérité, de connaissance et, surtout, d’émotion. Depuis lors, les journalistes tricolores ont heureusement révisé leur opinion! Il faut dire que l’avènement du tout virtuel a considérablement contribué à décrisper ce débat d’arrière-garde qui, en passant, a toujours été le cadet des soucis des grands metteurs en scène de l’Histoire du cinéma, de Buñuel à Renoir, en passant par Von Stroheim, Von Sternberg, Murnau, Fellini, Sirk et tant d’autres!

La grande honte du petit Pedro

Dans un entretien récent, l’auteur de «La mauvaise éducation» évoque une scène «originelle» qui expliquerait son attrait irrésistible pour la fiction salvatrice… Soucieuse de compléter le salaire irrégulier d’un père souvent absent, sa mère avait pour habitude de monnayer ses services de lectrice auprès des habitants analphabètes du petit village de la Mancha où elle vivait avec ses enfants. À la grande honte du petit Pedro, elle inventait toujours en partie le texte des lettres qu’elle lisait. Enjolivant des correspondances pas toujours très jouasses, elle finissait par leur conférer une dimension positive qui faisait que le destinataire ressortait invariablement enchanté de cette séance de lecture. Des années plus tard, Almodóvar allait faire de même dans ses films, s’acquittant d’un acte de bonté singulier qui, sous ses dehors très peu recommandables, nous atteint au cœur… Au-delà des thèmes soi-disant scandaleux, c’est cette générosité sans limites qui touche le plus dans son œuvre. Par ses audaces répétées, l’auteur de «Volver» nous permet en effet de sortir du moule pour nous confronter sans risque aux mystères les plus troublants de la condition humaine: sexe, famille, désir, haine, peur, rêve…

Vincent Adatte